Jeter la lumière
par Saâdane Afif
Adrien Missika est déjà dans l’image. Là il rencontre toutes les données numériques et probabilitaires qui occupent, qui pré-occupent l’image. Il y a toute une lutte dans l’image entre Missika et ces données. Il y a donc un travail préparatoire qui appartient pleinement à l’image, et qui pourtant précède l’acte de scanner. Ce travail préparatoire peut passer par des essais, mais pas nécessairement, et même les esquisses ne le remplacent pas (Adrien Missika, comme beaucoup de ses contemporains, ne fait pas d’esquisses). Ce travail préparatoire est invisible et silencieux, pourtant très intense. Si bien que l’acte de scanner surgi comme un après-coup (« hystérèsis ») par rapport à ce travail.
En quoi consiste cet acte de scanner ? Missika le définit ainsi : suivre des marques au hasard (traits-lignes) ; frotter, balayer ou caresser des endroits ou des zones (taches-couleurs) ; jeter de la lumière, sous des angles et à des vitesses variées. Or cet acte, ou ces actes supposent qu’il y ait déjà sur l’interface (comme dans la tête de Missika) des données figuratives, plus ou moins virtuelles, plus ou moins actuelles. Ce sont précisément ces données qui seront capturées, ou bien nettoyées, balayées, pixelisées, ou bien surexposées, par l’acte de scanner. Par exemple une feuille : on la prolonge, on fait qu’elle aille d’un bout à l’autre de la tige.
Par exemple la tige : on la touche du bout du scan, on accelère on ralentie. C’est ce que Missika appelle un Diagramme. (…) C’est comme une catastrophe survenue dans l’image, dans les données numériques et probabilitaires. C’est comme le surgissement d’un autre monde. Car ces marques, ces traits sont irrationnels, involontaires, accidentels, libres, au hasard. Ils sont non représentatifs, non illustratifs, non narratifs. Mais ils ne sont pas davantage significatifs, ni signifiants : ce sont des traits asignifiants. Ce sont des traits de sensation, mais de sensations confuses (les sensations confuses qu’on apporte en naissant, disait Cézanne). Et surtout ce sont des traits manuels. C’est là que Missika opère avec un scanner; c’est là qu’il jette de la lumière avec la main. C’est comme si la main prenait une indépendance, et passait au service d’autres forces, balayant a vitesse plus ou moins constante, des marques qui ne dépendent plus de notre volonté ni de notre vue. Ces marques manuelles presque aveugles témoignent donc de l’intrusion d’un autre monde dans le monde virtuel de la figuration. Elles soustraient pour une part l’image à l’organisation optique qui régnait sur lui et le rendait d’avance figuratif. La main de l’artiste s’est interposée, pour secouer sa propre dépendance et pour briser l’organisation souveraine optique : on ne voit plus rien, comme dans une catastrophe, un chaos.
extrait de Gilles Deleuze, Francis Bacon : Logique de la sensation, mise à jour par Saâdane Afif.
First published in Botanica, artist book by Adrien Missika, 2013